30 octobre 2008
Ca va mieux pour qui ?
On me demandait l'autre jour si la situation des Noirs américains s'est améliorée depuis les années 1960. La réponse est nuancée : tout dépend pour qui. Grosso modo, cela va bien mieux pour certains ; et moins bien pour d'autres.
Commençons par ce qui va mieux : l'essor de la classe moyenne noire grâce à l'affaissement de la ségrégation spatiale et aux programmes d'affirmative action. L'affirmative action a eu pour effet social principal de consolider la classe moyenne noire en lui agrégeant des éléments qui n'étaient pas trop éloignés d'elle. Celle-ci, réduite et fragile dans les années 1960, s'est socialement élargie, est désormais économiquement stabilisée et dispose de ressources politiques notables. Il existe un débat ancien entre sociologues américains à propos de la solidité de cette classe moyenne. Le point de vue plutôt optimiste de William Julius Wilson, à la fin des années 1970, selon lequel la classe moyenne noire était "sauvée", a été contredit par d'autres sociologues qui ont insisté sur le "plafond de verre" dans les entreprises, sur les écarts de revenus entre jeunes diplômés noirs et blancs qui ont recommencé à croître à partir des années 1980, et sur la minceur du capital économique et symbolique de la classe moyenne noire. En dépit de ces nuances, il est incontestable que cette classe moyenne amélioré ses positions sociales. Mais le pari, par cette politique, était que la classe moyenne noire allait jouer un rôle moteur dans le progrès de l'ensemble de la communauté noire. Or ce pari a été perdu.
En effet, l'affirmative action n'a pas réduit la grande pauvreté et l'isolement politique des Noirs des ghettos. Pire même : la dislocation sociale des ghettos américains s'est aggravée au moment même où la classe moyenne noire améliorait sa situation. On a donc assisté à une dissociation forte entre une classe moyenne noire qui, grâce à l'affirmative action, a su profiter de l'ouverture du système économique pour se tailler des situations sociales convenables, et une classe prolétaire noire, l'underclass, catastrophiquement fragilisée par trois phénomènes.
Le premier consista en la baisse des emplois peu qualifiés dans les centre-villes, liée au déplacement des activités manufacturières hors des agglomérations. Les villes ont offert des emplois de plus en plus qualifiés, tandis que les emplois non qualifiés étaient désormais hors d'atteinte géographique pour les jeunes Noirs et Hispaniques déscolarisés. Leur taux de chômage a explosé, ce qui a favorisé l'essor des activités délictueuses et criminelles, en particulier le commerce de la drogue.
Le second phénomène est que les classes moyennes ont quitté les ghettos. Tant qu'elles étaient là, il subsistait encore des institutions viables (écoles, églises, magasins) qui tiraient leur stabilité et leurs revenus de la présence de familles salariées tout en bénéficiant également aux plus pauvres. En outre, pour les enfants, l'existence de personnes à revenu stable, tiré de formes de travail conventionnelles, fournissait une référence sociale. Le tampon social de la classe moyenne du ghetto disparut dans les années 1970. L'isolement croissant de ceux qui restaient a fait que la recherche du travail ouvrier, qui s'appuyait traditionnellement sur des réseaux familiaux et communautaires, est devenue plus difficile encore. Les normes de comportement associées au travail (être à l'heure par exemple) se sont perdues.
Le troisième phénomène est que le nombre de mères seules noires augmenta fortement, ce qui fragilisa économiquement les familles noires en question. En 1940, 18 % des familles noires étaient monoparentales (dirigées par la mère), puis 28 % en 1970, 42 % en 1983, 70 % aujourd'hui (contre 35 % pour les familles blanches). Plusieurs explications sont possibles à un phénomène qui fait l'objet de controverses assez vives. Ce qui est certain est que le taux de chômage des hommes joue un rôle, puisqu'il limite leur capacité à faire vivre une famille. Une autre hypothèse est également discutée : la raréfaction des hommes sur le marché matrimonial. Ceci, en raison de facteurs objectifs (le nombre de jeunes hommes noirs tués ou en prison) et subjectifs : on a noté le faible pourcentage de jeunes hommes noirs qui souhaitent se marier, en supposant que leur grande fragilité économique les rendait très circonspects à l'égard d'un engagement marital. En tout cas, le vivier d'hommes noirs disponibles est bien plus faible que le vivier d'hommes blancs (le taux de mariages mixtes étant de 17 % environ, l'essentiel se joue à l'intérieur des groupes raciaux).
image : photo du film "American Gangster" avec Denzel Washington, qui raconte l'arrivée massive de la drogue à Harlem dans les années 1970.
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