7 novembre 2008
Au delà du symbole
Voici un article que j'ai publié dans "Libération" le jeudi 6 novembre.
N'eût été la personnalité exceptionnelle, à tous les égards, de Barack Obama, son élection à la Maison Blanche pourrait ne relever que de l'alternance, finalement banale dans l'histoire politique du pays, entre Républicains et Démocrates. Il est cependant possible qu'elle signale bien plus que le retour des Démocrates au pouvoir après huit ans d'administration Bush : elle traduirait alors un grand basculement de la politique américaine, comparable dans son ampleur aux deux précédents de 1933 et 1980.
L'arrivée au pouvoir de Roosevelt en 1933 survint au pire moment de la Grande Dépression. Celle-ci le poussa à accroître considérablement l'intervention de l'Etat dans les affaires économiques et sociales du pays, en rupture avec le laissez faire de Hoover. Après une tentative d'encadrement dirigiste de la production, l'Etat du New Deal se tourna franchement vers une politique keynésienne de soutien du pouvoir d'achat ouvrier. Il devint pourvoyeur d'emplois par millions, réorganisa le système bancaire, réforma le droit du travail, créa la sécurité sociale, etc. Sous Johnson, dans les années 1960, le libéralisme américain atteignit son apogée, avec des programmes d'assurance maladie pour les pauvres et certaines personnes âgées.
La politique du New Deal resta politiquement hégémonique jusqu'à la fin des années 1970, en associant anticommunisme et progressisme. Il y eut certes, dans ce laps de temps, des présidents républicains, mais ils ne remirent pas en cause le consensus libéral. Même un Nixon, à la rhétorique politique pourtant agressive, développa les activités de l'Etat régulateur dans de nombreux secteurs. Le conservatisme se reconstruit progressivement à partir de la fin des années 1960, via des fondations et des revues intellectuelles ou s'élaborèrent les thèmes de la dérégulation et des baisses d'impôts en économie ainsi que d'une politique étrangère musclée pour diffuser la démocratie dans le monde.
Le retour des conservateurs au pouvoir, déterminés à liquider le New Deal, s'opéra avec Reagan, élu grâce à l'abandon du Parti démocrate par une partie de la classe ouvrière blanche alors que les difficultés de l'Etat providence s'accroissaient. L'hégémonie politique était passée dans le camp républicain. Les mandats de Bill Clinton ne la remirent pas profondément en cause — pas plus que Tony Blair, en Grande-Bretagne, ne mit à l'encan l'héritage de Thatcher. En accord avec la majorité républicaine au Congrès, Clinton réforma profondément les programmes d'assistance aux pauvres (welfare), tout en refusant de démanteler la sécurité sociale. Il théorisa un "nouveau progressisme" à mi-chemin du libéralisme new-dealien et du conservatisme. George W. Bush donna un coup de gouvernail à droite toute, en lançant son pays dans la guerre et en accentuant les baisses d'impôts favorables aux plus riches.
Jusqu'à ces derniers mois, Obama, par son positionnement centriste et prudent, se situait dans la lignée de Bill Clinton. Il est clair que pendant les primaires, c'est sa personnalité, plutôt que ses propositions, qui électrisèrent les électeurs démocrates et lui permirent de distancer Hillary Clinton.
Mais voilà qu'une invitée de dernière minute a bouleversé la campagne présidentielle : la crise systémique du capitalisme financier américain. Elle a jeté une lumière crue sur le désarroi politique et intellectuel du Parti républicain, incapable, et pour cause, de formuler une critique claire des années de dérégulation à marche forcée qui viennent de s'écouler, et d'apporter des réponses aux millions d'Américains qui ont perdu leur maison et leur retraite. Comme Roosevelt en 1932, Obama a admirablement profité de la situation : non seulement en fustigeant à juste titre l'administration Bush et ses héritiers, mais aussi en gauchisant son discours par l'insistance mise dans le rôle redistributeur et régulateur de l'Etat, ce dont il parlait moins pendant les primaires. La crise lui a permis d'être plus audacieux.
Les Démocrates sont aujourd'hui en situation de reprendre la main, par l'élection d'Obama et par un nouveau magistère dans le champ des idées politiques, déserté par des Républicains réduits, dans les derniers jours de la campagne, à une surenchère de propositions peu crédibles et aux discours venimeux et pathétiques de McCain et Palin. Cela ne signifie pas un retour à la politique libérale des années 1930-1970, mais l'invention d'une nouvelle réforme, capable de réduire les inégalités qui s'accroissent depuis trente ans et ont pris avec Bush une forme saisissante. Le système d'éducation secondaire public des quartiers pauvres est en ruine, les études supérieures sélectives sont devenues inaccessibles à la classe moyenne paupérisée. La mobilité sociale a faibli, tandis que les difficultés du quotidien sont devenues aiguës : pour les 47 millions d'Américains qui n'ont pas d'assurance-maladie par exemple, et pour les millions d'autres qui doivent arbitrer entre un crédit immobilier, les études des enfants et des frais médicaux. Un immense chantier de reconstruction sociale attend le nouveau président.
Obama est déjà entré dans l'histoire américaine en tant que symbole : il est le premier président noir des Etats-Unis, ce qui est en soi une nouvelle enthousiasmante. Il sera un président qui ne cherchera plus à jouer cyniquement sur les divisions raciales et sociales : dans son pays, ce n’est pas rien ! Mais cela ne suffit pas. Il lui reste à être aussi le grand président réformateur dont son pays a besoin. Son programme en donne l'espoir. On ne saurait prétendre à coup sûr que la politique ultra-libérale, contraire aux intérêts de la majorité des Américains, en place selon des modalités plus ou moins brutales depuis 1980, est sur le point de disparaître ; mais enfin, c’est une vraie possibilité, et c’est pourquoi il est bien légitime, au-delà du symbole qu'il incarne si dignement, de se réjouir de l’élection de cet homme-là.
Photo : Franklin D. Roosevelt, président des Etats-Unis entre 1933 et 1945.
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