19 octobre 2008
On dirait le Sud
Si Obama, sénateur de l'Illinois, est élu, il sera le premier président démocrate non sudiste depuis Kennedy. En effet, Johnson (1964-1968) était texan, Carter (1976-1980) géorgien, et Clinton (1992-2000) était natif et élu de l'Arkansas. Tandis que les candidats démocrates battus (Humphreys, McGovern, Mondale, Dukakis, Kerry) venaient du nord-est ou du middle-west (à l'exception de Gore, issu du Tennessee). Nota bene : le "Sud" correspond à la région où l'esclavage fut massivement pratiqué jusqu'à la guerre de Sécession, et où la ségrégation exista ensuite jusqu'au début des années 1960.
La domination politique des Démocrates du Sud, depuis plus de quarante ans, n'est pas le fruit du hasard. Elle participe d'un phénomène plus large, par lequel, le Sud, jadis politiquement isolé car enfermé dans son système ségrégatif, a gagné en importance politique, mais aussi démographique et économique. Le réveil du Sud a précisément commencé après le mouvement pour les droits civiques et la fin de la ségrégation. Atlanta est devenue une grande métropole, qui a attiré des milliers de nordistes dans des activités de forte valeur ajoutée. Symboliquement, elle accueillit les Jeux olympiques en 1996. Une partie de l'industrie du Nord s'y est délocalisée, pour profiter de la faiblesse syndicale dans la région (en particulier l'industrie automobile américaine, allemande et japonaise). Politiquement, le Sud est resté un bastion conservateur. Entre les années 1880 et les années 1960, il fut politiquement tenu d'une main de fer par les Démocrates. Les Démocrates ? Eh oui, car dans cette région, c'est le Parti démocrate, héritier des anciens esclavagistes, qui était partisan de l'exclusion politique des Noirs. On avait ainsi affaire à un Parti démocrate schizophrénique : dans le Nord, à partir du New Deal, il s'appuyait sur la classe ouvrière et les minorités, en premier lieu les Noirs ; dans le Sud, il les excluait et représentait les intérêts des Blancs les plus racistes. Dans un équilibre délicat, les présidents démocrates comme Roosevelt ou Truman, devaient ménager les élus démocrates sudistes, bien organisés au Congrès, en ne touchant pas à la ségrégation dans leur région, tout en avançant sur d'autres questions.
Lorsque le Parti démocrate s'attaqua sérieusement à la ségrégation, à partir de Kennedy, un réalignement politique majeur s'opéra dans le Sud : les démocrates conservateurs firent défection et passèrent au Parti républicain. C'est désormais lui qui domine la scène politique locale dans les Etats du Sud, en incarnant les thèmes conservateurs et religieux chers à l'électorat blanc de la région, qu'on appelle parfois la "ceinture de la Bible". Il peut arriver qu'un Démocrate, en raison de ses attaches politiques locales (Carter ou Clinton) emporte tel ou tel Etat à l'élection présidentielle, mais cela ne remet pas en cause la règle : le Parti républicain règne en maître dans le Sud. Le Parti démocrate a contre-attaqué en choisissant des candidats plus centristes, relativement conservateurs sur les questions morales et culturelles, et issus de la région concernée. Avec un succès relatif : Clinton par exemple, l'emporta dans son Arkansas, mais nulle part ailleurs dans le Sud profond. Et Gore fut même défait dans son propre Etat du Tennessee en 2000.
On pourrait logiquement penser qu'il en ira de même le 4 novembre prochain, voire que le Sud sera encore plus républicain qu'à l'accoutumée. D'abord parce que le candidat démocrate n'est pas un homme de la région, et également, surtout devrais-je dire, parce qu'il est noir. Dans une région fortement marquée par la question raciale, et où l'électorat se divise entre Blancs républicains et Noirs démocrates, Obama devrait apparaître comme un repoussoir pour les Blancs.
Or il se passe quelque chose de très surprenant : Obama est en mesure de l'emporter dans des Etats comme la Virginie, la Caroline du Nord, et la Floride. Certes, ce sont des Etats limitrophes (Virginie et Caroline) ou bien sociologiquement spécifique (la Floride attire une population agée du Nord, et des migrants de l'espace caribéen). Obama n'a aucune chance dans le Sud profond (Louisiane, Mississippi, Alabama, Caroline du Sud, Géorgie, Arkansas), et dans les Etats limitrophes conservateurs comme le Tennessee ou le Texas. Mais enfin, le Sud bouge politiquement, et c'est une nouvelle tout à fait intéressante. Dans le cas de la Virginie, on voit bien que le nord de cet Etat, dans la région de Washington, penche en faveur de Obama, ainsi que quelques bastions démocrates comme Charlottesville. Tandis que les campagnes restent solidement républicaines. Tout se jouera donc sur la côte, dans la région de Newport et Norfolk, qui peut tomber dans l'escarcelle démocrate. Un autre facteur important est la mobilisation de la population noire, qui représente un quart de l'électorat virginien. Une hausse significative de sa participation électorale est nécessaire à Obama pour espérer l'emporter (c'est une éventualité désormais probable).
La crise économique, encore une fois, vient providentiellement au secours de Obama, en mettant au premier plan les questions où il a l'avantage. Dans le Sud aussi, les inquiétudes relatives aux retraites, aux crédits immobiliers, à l'assurance maladie, sont vives.
Il se passe ainsi de drôles de choses dans la région. On y voit des candidats faire campagne : le Républicain pour défendre des bastions qui menacent de se rendre à l'adversaire ; le Démocrate pour pousser son avantage et faire basculer, dans un grand fracas, des Etats mariés au Grand Old Party depuis quarante ou cinquante ans. On y voit même une chose inconcevable : dans le Mississippi, "Ole Miss", si longtemps lacéré par la violence raciale et où le Klan régna en maître, un candidat démocrate peut l'emporter. Ah, mais c'est un démocrate conservateur, qui ne mentionne jamais le nom de Obama dans ses discours ! On est dans le Mississippi, tout de même, Ma'am.
Image : drapeau officiel du Mississippi (qui comprend les couleurs de l'ancienne Confédération sudiste)
Publicité
Commentaires
P
E
P
J
P